Laïcité et liberté religieuse en France: aux sources de la loi interdisant la dissimulation intégrale du visage dans l'espace public*
Laicidad y libertad religiosa en Francia: sobre las disposiciones legales que prohíben el velo para cubrirse la cara en el espacio público
Véronique Champeil-Desplats**
** Profesora catedrática a la Universidad de Paris Ouest-Nanterre la Défense. Dirige el Centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux (credof: http://credof.u-paris10.fr/). Contacto: vchd@u-paris10.fr
* Fecha de recepción: mayo 15 de 2012. Fecha de aprobación: octubre 15 de 2012.
Sumario
I. Le tournant des années 1990: entre pragmatisme et fermeté A. Le prag-matisme à l'égard des usagers 1. Le cas particulier des élèves 2. Les autres usagers du service public B. La fermeté à l'égard des agents du service public 1. L'interdiction générale et absolue du port de signes religieux 2. L'absence pour pratique du culte ou fête religieuse II. La radicalisation des positions: de l'encadrement de l'expression de l'appartenance religieuse à l'école au contrôle vestimentaire dans l'espace A. L'intervention législative à l'égard des établissements scolaires B. L'extension du contrôle de l'espace public 1. Les signes avant-coureurs: le rappel à l'ordre public et aux valeurs ré-publicaines 2. Du projet de loi contre le port du voile intégral à la loi sur l'interdiction de dissimulation du visage dans l'espace public Conclusion.
Résumé
Alors qu'elles restaient relativement stables et balisées jusqu'au début des années 1980, les relations entre l'État français et les manifestations de la liberté religieuse connaît un forme nouvelle de contentieux avec les affaires dites du «voile à l'école» qui surgit à la fin des années 1980. Dans un premier temps, la réponse des autorités publiques a eu tendance à privilégier le pragmatisme à l'égard des usagers du service public, mais la fermeté à l'égard des agents du service public. Dans un second temps, à partir des années 2000, on assiste à une surenchère entre les manifestations radicales d'appartenance religieuse et une volonté politique de rappeler la primauté des principes républicains au nombre desquels figurent le principe de la laïcité. Cette évolution a pour résultat un durcissement des discours législatifs qui, du contrôle de l'expression de l'appartenance religieuse des élèves dans les établissements scolaires, en est récemment venu à un contrôle vestimentaire de toute personne dans l'espace public.
Resumen
A partir de la década de los ochenta, las relaciones el Estado francés y las manifestaciones de libertad religiosa, que habían permanecieron relativamente estables, adquieren una nueva forma de litigios, sobre todo a través de los llamados casos de «navegando del velo a escuela». Se observa como, en un primer momento, la respuesta de las autoridades ante este fenómeno vino marcada por un lado, por un respecto real para con las personas usuarias del servicio público, y por otro lado; por la firmeza contra los agentes de la administración pública.
Más tarde y coincidiendo con el inicio de los años 2000, comienzan a ser cada vez más frecuentes las manifestaciones radicales de pertenencia religiosa, unidas a la voluntad política de afirmar los principios republicanos que incluyen el principio de laicidad.
Este desarrollo ha dado lugar a un endurecimiento del discurso legislativo, que ha pasado del control de la manifestación de la pertenencia religiosa del alumnado en las escuelas, hasta y de manera más recientemente, un control de la vestimenta de cualquiera persona en el espacio público.
Así pues, debemos interrogarnos respecto a la necesidad y la proporcionalidad de las limitaciones que conlleva esta esta Ley con respecto a las libertades religiosas, de expresión y al respecto de la vida privada.
Palabras clave: Libertad religiosa, laicidad, velo, principios republicanos, mujeres, escuelas, servicios públicos, usuarios de los servicios públicos, agente públicos, funcionarios.
Abstract
While they remained relatively stable and marked until the 1980s, relations between the French State and the manifestations of religious freedom take new forms of conflict from the so-called Cases the "veil in school" that arises at the end of the 1980s. First, the response of the authorities has tended to focus on pragmatism to the users of the public service, but firmness against agents of this on. Secondly, from the years 2000, there is an outbidding between radical manifestations of religious affiliation and political who remember the importance of the Republican principles which include the principle of secularism. This development resulted in a hardening of the legislative speech. This ultimate passes from a control of the expression of religious affiliation of students in schools, to a dress control of any person in public space.
Key Words: Religious freedom, secularism, veil, republican principals, women, schools, public utilities, public agents.
Le principe de laïcité est en France un héritage de la IIIème République. Le terme laïcité fait son entrée dans les dictionnaires français, la Larousse ou le Littré, au début des années 1870. Il est essentiellement rapporté au champ de l'enseignement. On trouve une de ces prolongations juridiques les plus notables avec l'affirmation du principe de séparation de l'Eglise et de l'État énoncé par la loi du 9 décembre 1905, toujours en vigueur aujourd'hui. Selon l'article 1er de la loi, «la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public». Selon l'article, l'article 2, «la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte». Ces articles ont été interprétés comme faisant obligation à l'État français de rester neutre à l'égard des religions et de ne proclamer aucune religion officielle.
Ces principes ont été repris et consacrés par la constitution de la Vème République adoptée le 4 octobre 1958. Selon l'article premier de la Constitution française: «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances». Il est également fait référence à la laïcité dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel renvoie celui de la constitution de 1958. Selon l'alinéa 13 de ce préambule en effet: «(...) L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État». A partir de ce cadre juridique, le législateur et les juges ont tiré un ensemble de conséquences qui caractérisent classiquement le droit français en cette matière.
Tout d'abord, les édifices publics (mairies, hôpitaux, écoles) ne peuvent exposer ni sur les édifices du bâtiment, ni à l'intérieur des établissements des symboles religieux1. De même, les collectivités locales ne peuvent financer des écoles privées que dans certaines limites de leur budget global. A dire vrai, cette limite existe depuis la loi Falloux du 15 mars 1850, toujours en vigueur aujourd'hui2.
Ensuite, sont considérées comme illégales toutes formes de subventions ou d'aides à des cérémonies religieuses. Par exemple, sont contraires aux principes de laïcité et de neutralité à l'égard des religions, le financement public de la venue du Pape pour fêter le 1500ème anniversaire du baptême de Clovis3, la prise en charge par des collectivités territoriales d'abattoirs pour célébrer l'Aït-el-Kebir4, la subvention de pratiques cultuelles même ancestrales, en l'occurrence les ostensions limousines autour des reliques de Saint-Jacques5. En l'occurrence, le juge refuse d'assimiler l'ordre du cultuel à celui de l'ordre du culturel. Cette distinction préside également une série d'arrêts rendus par le Conseil d'État le 19 juillet 2011 sur des sujets très précis et aussi divers que la restauration d'un orgue d'Eglise6 ou le financement d'un ascenseur pour faciliter l'accès de personnes handicapés dans une basilique7.
Enfin, il existe une législation très stricte depuis l'après deuxième guerre mondiale sur le devoir de réserve et de neutralité des agents du service public à l'égard de tout type d'appartenance politique, idéologique ou religieuse. A l'école tout particulièrement, afin de protéger la conscience des enfants, l'école publique doit rester neutre à l'égard des religions, voire les ignorer8. Le principe de laïcité impose ainsi aux enseignants un devoir de réserve et de neutralité à l'égard des élèves. S'agissant des élèves, l'école publique héritée de la IIIème République a longtemps été symbolisée par le port d'une blouse grise destinée à mettre à l'écart de l'école toute forme d'appartenance religieuse, politique ou sociale. Derrière la blouse, tous les écoliers sont réputés égaux et avoir les mêmes chances de réussite scolaire.
Ce cloisonnement entre l'appartenance religieuse et l'école va, à partir de la fin des années 1980, être progressivement ébranlé. En réaction, dans un premier temps, les autorités publiques ont eu tendance à privilégier le pragmatisme à l'égard des usagers du service public, mais la fermeté à l'égard des agents du service public (I). Dans un second temps, à partir des années 2000, on assiste à une surenchère entre les manifestations radicales d'appartenance religieuse et une volonté politique de rappeler la primauté des principes républicains au nombre desquels figurent le principe de la laïcité. Cette évolution a pour résultat un durcissement des discours législatifs qui, du contrôle de l'expression de l'appartenance religieuse des élèves dans les établissements scolaires, en est récemment venu à un contrôle vestimentaire de toute personne dans l'espace public (II).
I. Le tournant des années 1990: entre pragmatisme et fermeté
Le cadre juridique français qui entourait classiquement les relations entre l'expression de l'appartenance religieuse et les services publics a connu un tournant significatif à partir de la fin des années 1980 et du début des années 1990. L'affaire dite du «foulard» a été un des détonateurs de ce tournant juridique. L'accroissement du nombre de jeunes filles se rendant dans les collèges et les lycées recouvertes d'un foulard islamique a en effet déclenché de vives controverses. Pour bien comprendre le débat et son issue, il convient de rappeler trois éléments du contexte social de l'époque.
Premier élément: le port du foulard par les jeunes filles musulmanes s'inscrit dans un contexte de fragilité, voire d'exclusion, économique et sociale des personnes issues de l'immigration, tout particulièrement, venant d'Afrique. Les familles vivent dans des zones d'habitation urbaines stigmatisées («les anlieues»), et sont fortement touchées par le chômage et une perte du pouvoir d'achat. Dans un climat généralisé de désillusions idéologiques (recul de la fonction d'intégration des partis politiques et syndicats), la religion et ses pratiques cultuelles offrent un refuge identitaire attractif.
Deuxième élément: les enseignants français de l'école publique sont fortement marqués par un esprit laïc. Beaucoup considèrent en outre le port du foulard islamique comme un signe de soumission de la femme. Par ailleurs, les enseignants français sont confrontés à un doute accru sur l'accomplissement de leur métier. Ils font face à une transformation des profils des élèves et de leurs rapports à l'autorité et à l'école.
Troisième élément: pendant longtemps, l'école française a été conçue comme un sanctuaire s'organisant avec ses propres règles et disciplines. Jusqu'à la dernière année du lycée, les élèves n'avaient pas le droit de former des associations, d'exprimer des opinions politiques ou syndicales à l'intérieur des établissements. En juillet 1989, prenant acte des évolutions sociales et de diverses revendications qui ont pris corps au sein des collègues et lycées depuis les années 1970, le législateur reconnaît aux élèves la liberté d'expression dans les établissements scolaires. Selon l'article 10 de la loi du 19 juillet 1989 d'orientation sur l'éducation: «dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression».
C'est dans ce contexte, qu'à la fin des années 1980, plusieurs jeunes filles sont exclues de cours, voire de leur lycée, parce qu'elles refusaient d'ôter le foulard islamique qu'elles portaient. Il s'agissait essentiellement de cours pour lesquels le port du foulard peut matériellement être gênantet présenter un risque pour la sécurité des élèves: cours de chimie et cours de sport. Souvent, les renvois des élèves étaient donc motivés moins par le port du foulard en lui-même que par le refus des élèves de l'ôter dans ces circonstances où celui-ci pouvait s'avérer dangereux. Mais progressivement, les conflits s'étendent à d'autres pratiques religieuses (fêtes juives ou vêtements sikhs), à d'autres services publics (les hôpitaux), ou encore impliquent les agents du service public et non plus seulement les usagers.
Les réponses apportées, à cette époque, essentiellement par les juges, appellent à distinguer des solutions au cas par cas. Tandis que s'agissant des usagers le pragmatisme règne (A), les juges restent fermes à l'égard des agents du service public (B).
A. Le pragmatisme à l'égard des usagers
La possibilité pour les usagers de manifester leur appartenance religieuse a été, dans les années 1990, appréciée différemment par le juge et l'administration selon que l'on considère le cas particuliers des élèves des établissements scolaires (1) ou les usagers en général (2).
1. Le cas particulier des élèves
Les affaires relatives au port du foulard islamique ont placé les juges devant un dilemme: ou bien ils acceptent le port du foulard et risquent alors d'affaiblir le principe de laïcité; ou bien ils acceptent le renvoi des jeunes filles, et risquent alors de remettre en cause le principe d'égal accès à l'enseignement public.
Le Conseil d'État a d'abord été saisi de la question par une demande d'avis formulée par le Premier ministre. L'avis est rendu le 27 novembre 19899, confirmé au contentieux en 199210. La solution retenue par le Conseil d'État peut être qualifiée de pragmatique dans la mesure où elle renvoie au chef d'établissement le soin d'apprécier les situations au cas par cas et en fonction des contextes dans lesquels sont portés les signes d'appartenance religieuse. La position du Conseil d'État présente trois points saillants. Il estimeque:
a) les libertés d'expression et de religion ne permettent pas l'interdiction en soi du port du foulard ou de tout autre signe religieux. Le Conseil d'État n'hésite pas à déclarer illégaux des règlements intérieurs d'établissement qui interdisent de façon générale et absolue le port du foulard ou de tout autre signe religieux.
b) il ne peut être exigé d'ôter un signe religieux que pour des motifs de sécurité des élèves, d'atteintes à l'ordre public, d'actes de prosélytisme ou de propagande... Ce ne sont donc pas les signes religieux qui sont interdits dans les établissements scolaires mais la manière de les porter. Les élèves doivent s'abstenir d'arborer des signes religieux de façon «ostentatoire».
c) il revient aux chefs d'établissements scolaires, le cas échéant, sous le contrôle du juge administratif, d'apprécier au cas par cas, en fonction des contextes, le caractère ostentatoire, provoquant ou dangereux du port des signes religieux.
Ce pragmatisme à l'égard des élèves s'étend aussi au sujet des autorisations d'absence pour pratique de fêtes ou de cultes religieux. Le Conseil d'État a en effet rappelé qu'il n'est pas légalement possible «d'interdire aux élèves qui en font la demande de bénéficier individuellement des autorisations d'absence nécessaires à l'exercice d'un culte ou à la célébration d'une fête religieuse dans le cas où ces absences sont compatibles avec l'accomplissement des tâches inhérentes à leurs études et avec le respect de l'ordre public dans l'établissement». Mais, il estime, qu'en l'espèce, s'agissant des classes préparatoires aux grandes écoles françaises, les élèves sont contraints à un rythme soutenu d'examen qui fait «obstacle à ce qu'une scolarité normale s'accompagne d'une dérogation systématique à l'obligation de présence le samedi». En d'autres termes, les rythmes particuliers de certaines formations scolaires ne peuvent permettre des accommodements systématiques11.
2. Les autres usagers du service public
S'agissant des usagers de tout autre service public que l'école, le contentieux a été rare dans les années 1990. Les cas les plus problématiques concernent la récusation de médecins hommes soignant ou accouchant des patientes dans les hôpitaux publics.
Certains établissements hospitaliers ont répondu en affichant des règlements intérieurs qui fixent les limites du possible en leur sein. Ces initiatives localisées ont trouvé un relais au niveau national avec l'adoption le 13 avril 2007 d'une circulaire du Premier ministre instituant une Charte de la laïcité dans les services publics. Après le rappel des principes constitutionnels relatifs à la liberté de religion et à la laïcité, le Charte en tire des conséquences s'agissant des droits et obligations des usagers. Ainsi,
Les usagers des services publics ont le droit d'exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public, et de son bon fonctionnement et des impératifs d'ordre public, de sécurité, de santé, et d'hygiène; Les usagers des services publics doivent s'abstenir de toute forme de prosélytisme.
Les usagers des services publics ne peuvent récuser un agent public ou d'autres usagers, ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d'un équipement public. Cependant, le service s'efforce de prendre en considération les convictions des usagers dans le respect des règles auquel il est soumis et de son bon fonctionnement.
Lorsque la vérification de l'identité est nécessaire, les usagers doivent se conformer aux obligations qui en découlent.
Les usagers accueillis à temps complet dans un service public, notamment au sein d'établissements médico-sociaux, hospitaliers ou pénitentiaires ont droit au respect de leurs croyances et peuvent participer à l'exercice de leur culte, sous réserve des contraintes découlant des nécessités du bon fonctionnement du service.
Mais cette Charte ne s'adresse par seulement aux usagers. Elle procède aussi au rappel des obligations des agents du service public.
B. la fermeté à l'égard des agents du service public
S'agissant des agents du service public, le devoir de réserve et l'obligation de neutralité prime. Si cela a particulièrement été affirmé à propos du port de signes religieux (1), les règles connaissent toutefois quelques souplesses s'agissant des autorisations d'absence pour pratique du culte ou des fêtes religieuses (2).
1. L'interdiction générale et absolue du port de signes religieux
Le rappel de l'interdiction du port de signes religieux pour les agents du service public a été formulé dans un avis demandé au Conseil d'État sur renvoi d'un tribunal administratif à propos d'une institutrice portant une croix catholique12. Le Conseil d'État entend ici formuler une solution de principe ferme. Il estime en effet:
1° qu'il «résulte des textes constitutionnels et législatifs que le principe de liberté de conscience, ainsi que celui de la laïcité de l'État et de neutralité des services publics s'appliquent à l'ensemble de ceux-ci», et non de façon différenciée selon les services ou selon que l'agent soit ou non en contact avec le public.
2° que «si les agents du service de l'enseignement public bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l'accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu'ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses; il n'y a pas lieu d'établir une distinction entre les agents de ce service public selon qu'ils sont ou non chargés de fonctions d'enseignement;
3° qu'il «résulte de ce qui a été dit ci-dessus que le fait pour un agent du service de l'enseignement public de manifester dans l'exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations».
Plusieurs jugement et arrêts précisent au contentieux les implications de cet avis à l'égard d'autres types de signes d'appartenance religieuse et d'autres types d'agents des services publics. Ainsi, par exemple, le Tribunal administratif de Paris a estimé propos du port du foulard par un agent du service public hospitalier que «si les agents publics bénéficient, comme tous les citoyens, de la liberté de conscience et de religion (...) qui prohibent toute discrimination fondée sur leurs croyances religieuses ou leur athéisme, notamment pour l'accès aux fonctions, le déroulement de carrière ou encore le régime disciplinaire, le principe de laïcité de l'État et de ses démembrements et celui de la neutralité des services publics font obstacle à ce que ces agents disposent, dans l'exercice de leurs fonctions, du droit de manifester leurs croyances religieuses, notamment par une extériorisation vestimentaire». «Ce principe, qui vise à protéger les usagers du service de tout risque d'influence ou d'atteinte à leur propre liberté de conscience, concerne tous les services publics et pas seulement celui de l'enseignement; que cette obligation trouve à s'appliquer avec une rigueur particulière dans les services publics dont les usagers sont dans un état de fragilité ou de dépendance»13. L'employeur est alors fondé à ne pas renouveler le contrat d'une employée qui refuse d'ôter un voile islamique, même si l'employeur avait pu le tolérer durant l'exécution du contrat initial et si l'attitude de l'employée n'était pas prosélyte. D'autres arrêts précisent également que le refus de retirer un signe religieux ostentatoire constitue un manquement aux obligations professionnelles du fonctionnaire et donc une faute14. De même, il a pu être considéré légal le licenciement pour faute grave d'une assistante maternelle, agent public contractuel, par un maire du fait de son refus, après plusieurs demandes, d'ôter de sa chevelure un bandana utilisé aux fins de manifester son appartenance religieuse15. L'interdiction du port de signes religieux a même été entendue, non sans remous médiatico-politiques, aux salariées de crèches privées, et donc soumises au droit commun du travail16.
Jusqu'à récemment, il existait une tolérance s'agissant des «collaborateurs occasionnels ou bénévoles» du service public, comme le sont par exemple, les mères qui aident les enseignants à accompagner les enfants lors des sorties scolaires. La Haute autorité de lutte contre les discriminations a dans ce cas estimé que le refus opposé par un directeur d'écoles à ce que des mères voilées accompagnent les élèves était discriminatoire17. Mais dans une résolution adoptée le 31 mai 2011 sur l'attachement au respect des principes de laïcité fondement du pacte républicain, et de la liberté religieuse18 - document qui reste néanmoins sans effet normatif - l'Assemblée nationale a déclaré estimer «nécessaire que le principe de laïcité soit étendu à l'ensemble des personnes collaborant à un service public ainsi qu'à l'ensemble des structures privées des secteurs social, médico-social ou de la petite enfance chargées d'une mission de service public ou d'intérêt général, hors le cas des aumôneries et des structures présentant un caractère 'propre' d'inspiration confessionnelle». Quelques mois plus tard, le Tribunal administratif de Montreuil estimait légal et donc justifié de demander à une mère de famille de retirer son voile lors d'une sortie scolaire19.
Enfin, l'interdiction ne s'étend pour le moment pas aux candidats à des élections politiques, en l'occurrence d'ailleurs non élus. Ainsi le Conseil d'État a estimé que le préfet n'avait commis aucune erreur d'appréciation en autorisant le dépôt d'une liste aux élections régionales dont l'une des candidates portait une voile islamique20.
2. L'absence pour pratique du culte ou fête religieuse
L'intégration dans la fonction publique de personnes de confession autre que catholique pose la question de savoir s'il est possible au chef de service d'autoriser ces personnes à s'absenter, ou bien pour pratiquer leur culte (prières), ou bien pour célébrer des jours de fête religieuse. La France, bien que laïque, dispose en effet d'un calendrier de jours travaillés et chômés établi en fonction des jours de fête catholiques.
En la matière, les juges et l'administration font preuve d'un peu plus de souplesse qu'en matière de port de signe religieux. Le Conseil d'État renvoie en effet l'autorisation d'absence à l'appréciation du chef de service. Celui-ci peut autoriser l'absence dans la mesure où elle reste «compatible avec le fonctionnement normal su service»21. Pour unifier les pratiques, il existe dorénavant une circulaire ministérielle qui fixe annuellement les fêtes permettant des autorisations d'absence22, toujours dans la mesure où celles-ci ne troublent pas le fonctionnement du service.
Sur tous ces points, la Charte de la laïcité dans les services publics23 fixe également à l'égard des fonctionnaires et agents publics des principes très clairs: a) «tout agent public a un devoir de stricte neutralité. Il doit traiter également toutes les personnes et respecter leur liberté de conscience».; b) «le fait pour un agent public de manifester ses convictions religieuses dans l'exercice de ses fonctions constitue un manquement à ses obligations».; c) «il appartient aux responsables des services publics de faire respecter l'application du principe de laïcité dans l'enceinte de ses services»; d) «la liberté de conscience est garantie aux agents publics. Ils bénéficient d'autorisations d'absence pour participer à une fête religieuse dès lors qu'elles sont compatibles avec les nécessités du fonctionnement normal du service».
Si le cadre juridique à l'égard des agents du service public reste aujourd'hui inchangé, celui concernant les usagers se durcit progressivement. Se dessine un mouvement d'extension à leur égard des obligations qui pèsent sur les agents publics. Après avoir resserré les modalités de port des signes religieux dans les établissements scolaires, le législateur s'engage dans un contrôle élargi des modes vestimentaires dans l'espace public.
II. La radicalisation des positions: de l'encadrement de l'expression de l'appartenance religieuse à l'école au contrôle vestimentaire dans l'espace public
Les années 2000 se caractérisent par une radicalisation des positions de part et d'autres, c'est-à-dire à la fois de la part de certains défenseurs de la laïcité et des valeurs républicaines, et de la part de certaines communautés religieuses. Les espaces de conflit vont donc s'accroitre et s'intensifier non sans instrumentalisation politique ainsi que souvent, -il ne faut pas le négli-ger-, avec un effet d'amplification médiatique.
Le débat politique est ainsi le théâtre de glissements d'usages d'arguments entre les partis de gauche et ceux de droite. Pour justifier leur volonté d'interdire par voie législative le port du voile intégral, les partis de droite vont en effet s'appuyer sur des arguments que l'on trouve plus habituellement dans le lexique de la gauche ou des mouvements féministes, notamment le lien «République-laïcité» ou la défense de l'égalité entre les hommes et les femmes à partir d'une émancipation de certaines règles religieuses. Ce positionnement immédiat a parfois mis dans l'embarras une partie de la gauche alors contrainte de défendre la liberté religieuse, tout en prenant garde de condamner des pratiques - telles que le port du voile intégral - reposant sur des valeurs auxquelles elle n'adhère pas.
Sur le terrain juridique, ce débat s'est traduit par un durcissement de la législation et des pratiques administratives: d'un renforcement de l'encadrement des manifestations d'appartenance religieuse à l'intérieur de l'école (A), le législateur est arrivé à un contrôle de l'ensemble de l'espace public (B).
A. L'intervention législative à l'égard des établissements scolaires
Dans un climat de tension sociale accrue au sein de certains établissements scolaires, tout autant lié à la radicalisation de certaines communautés religieuses qu'à une fragilisation du corps enseignants, le Président de la République de l'époque, J. Chirac, a fait part de sa volonté d'une intervention législative afin de clarifier les règles applicables dans l'enceinte scolaire. La nécessité même d'une intervention législative, tout autant que son contenu, ont été l'occasion d'un débat public vif. Il n'en demeure pas moins que le 15 mars 2004 est adoptée une loi qui marque le retour à une conception stricte des exigences de la laïcité.
Désormais selon la loi, «Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit». Seuls sont permis les ports de signes «discrets» (petite croix, main de Fatima, ou croix de David) dont la liste est précisée dans une circulaire du 18 mai 2004. Il ne s'agit donc pas d'une interdiction absolue et générale mais seulement celle de signes ou de vêtements «ostensibles»24. La signification exacte de l'adjectif n'est pas aisée à cerner: celui-ci fonctionne comme un standard qui laisse une marge d'appréciation au chef d'établissement et au juge qui peut être appelé à contrôler ses décisions. Disons qu'il renvoie à un peu plus qu'une simple visibilité, mais à un peu moins que ce à quoi était supposé renvoyer le caractère «ostentatoire» auquel se référait le Conseil d'État25 avant la loi. En tous cas, la doctrine française a beaucoup glosé sur la nuance qu'il convient de faire entre les adjectifs «ostensibles» et «ostentatoire».
Les élèves qui contreviendraient à la loi sont exclus de l'établissement après une procédure dite de «dialogue», en réalité destinée à ce que les familles changent d'avis. Mais si tel n'est pas le cas, la scolarisation des enfants n'est plus possible dans les écoles publiques; elle ne peut se poursuivre que dans des établissements privés le plus souvent de type confessionnel. Certains y voient un effet pervers susceptible d'accentuer la radicalisation des communautés religieuses et l'état de soumission des enfants, notamment des filles. Celles-ci se voient en effet privées d'un accès à un enseignement public, laïc et gratuit pour suivre une scolarité qui renforcera leur éducation religieuse.
Après six années d'application, la loi a donné lieu à un contentieux en nombre mesuré. Certains parents d'élève font d'eux même le choix d'inscrire directement leurs enfants dans des écoles confessionnelles. Finalement, le contentieux sur l'application de la loi a pu mettre en relief deux points sensibles, celui des relations avec la communauté sikhe26, et celui de l'usage détourné d'accessoires vestimentaires ordinaires (par exemple, le port de bandanas à la place des voiles religieux officiels)27.
Par ailleurs, toujours sur le terrain juridique, hormis le Conseil constitutionnel qui, d'un commun accord entre la majorité et l'opposition, n'avait été saisi de la constitutionnalité de la loi28, toutes les juridictions appelées à se prononcer ont estimé que celle-ci était conforme aux exigences de l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme. Cela est vrai du Conseil d'État29 et, surtout, de la Cour européenne des droits de l'homme elle-même. Celle-ci s'est prononcée en deux temps sur la législation française: tout d'abord dans un arrêt du 4 décembre 2008 qui portait sur l'état du droit avant la loi de 200430, puis dans un arrêt du 30 juin 2009 portant cette fois-ci explicitement sur la loi31. La Cour rappelle dans cette dernière affaire qu'elle laisse, s'agissant de la conciliation entre la liberté religieuse et la laïcité, une marge d'appréciation aux États. Par conséquent, pour la Cour, l'ingérence dans la liberté d'expression religieuse que constitue la sanction prévue par la loi française est «justifiée dans son principe et proportionnée à l'objectif visé», à savoir celui de «préserver le caractère neutre et laïc des établissements d'enseignement».
B. L'extension du contrôle de l'espace public
La question de la limitation de l'expression de l'appartenance religieuse prend une envergure nouvelle avec l'émergence de formes d'opposition de plus en plus fortes et délicates entre, d'une part, des rites vestimentaires ou des pratiques religieuses et, d'autre part, le rappel des exigences de l'ordre public et des principes républicains de l'État français. Là encore, la complexité de la situation est accentuée par un double effet de médiatisation et d'instrumentalisation politique de part et d'autre.
Juste avant les élections présidentielles de 2007, le gouvernement de M. de Villepin avait montré sa conscience des difficultés en créant le 25 mars 2007 un Observatoire de la laïcité placé auprès du Premier ministre, et en rédigeant le 28 avril 2007 la Charte sur la laïcité précédemment évoquée. Après son élection, le Président de la République, Nicolas Sarkosy, rebondit sur quelques cas particulièrement médiatisés (1) pour justifier la nécessité d'une intervention législative très controversée, d'abord conçue pour les signes religieux et entre tous le voile intégral, mais finalement élargie à toute forme de dissimilation du visage dans l'espace public (2).
1. Les signes avant-coureurs: le rappel à l'ordre public et aux valeurs républicaines
Plusieurs affaires témoignent de la diversification et de la complexification des cas de confrontation entre certaines formes extrêmes de pratiques religieuses et la volonté de les limiter ou de les interdire au nom des exigences de l'ordre public, du bon voisinage ou des valeurs républicaines. Evoquons cinq types d'exemples assez différents, mais qui ont pour point commun de révéler une montée en puissance des tensions liées à certaines pratiques religieuses.
a) Saisie d'un litige relatif à la construction d'une cabane «édifiée en végétaux» sur un balcon, pour une semaine, à l'occasion d'une fête juive32, la Cour de cassation a estimé justifiée la demande de déconstruction formulée par le syndic car les dimensions de la cabane contrevenaient au règlement de copropriété. Dans ce cas, la liberté de la pratique d'un cuite est tenue en échec par un règlement de co-propriété, chose qui, de prime abord, est troublante au regard de la hiérarchie des normes juridiques.
b) Le Conseil d'État a admis que ne portait pas atteinte de façón disproportionnée à la liberté de religion la demande d'ôter un vêtement religieux à des fins d'identification de la personne. Les autorités publiques peuvent ainsi demander d'ôter un foulard pour la délivrance d'un visa33 ou un turban sikh pour la photographie du permis de conduire34. Dans une décision rendue le 13 novembre 2008, Singh contre France, la Cour européenne des droits de l'homme a, sur ce point, donné raison à la France. La Cour estime «que la photographie d'identité avec 'tête nue', apposée sur le permis de conduire, est nécessaire aux autorités chargées de la sécurité publique et de la protection de l'ordre public, notamment dans le cadre de contrôles effectués en relation avec les dispositions du code de la route, pour identifier le conducteur et s'assurer de son droit à conduire le véhicule concerné. De tels contrôles sont nécessaires à la sécurité publique au sens de l'article 9 § 2 de la Convention»35. De même, elle admet que la France puisse exiger à des fins de sécurité publique le retrait de voiles pour contrôler l'identité dans les aéroports ou pour des raisons de sécurité dans un espace consulaire36. En revanche, le 13 décembre 2010, le Tribunal de police de Nantes a estimé que conduire en portant la Niqab ne présentait aucune dangerosité à partir du moment où la conductrice avait un champ de vision suffisant. II annule ainsi le procès-verbal dressé en raison du port de la Niqab au volant37.
c) Le Conseil d'État a estimé fondé38 le refus opposé à une demande d'acquisition de la nationalité française par mariage pour l'épouse d'un français en raison de la «pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d'égalité des sexes». II s'agissait en l'occurrence du port de la burqa.
d) Saisis de l'interdiction de prières organisées dans les établissements pénitentiaires en dehors des lieux de cultes ou des cellules, les juges administratifs en ont admis la légalité dès lors que ces prières présentaient un caractère ostentatoires et prosélytes, de nature à «provoquer des désordres et à porter atteinte à la conviction d'autres détenus»39.
e) Enfin, la Haute autorité de lutte contre les discriminations40 a pu estimé justifié le refus de dispenser une formation linguistique obligatoire pour les étrangers admis en France à l'encontre d'une femme qui portait un voile intégral. Le port d'un tel voile est en effet considérer violer les valeurs républicaines de la France. Le Conseil d'État, au contentieux, adopte la même position41.
2. Du projet de loi contre le port du voile intégral à la loi sur l'interdiction de dissimulation du visage dans l'espace public
Alors que les cas évoqués restent quantitativement peu nombreux, certains sont placés au cœur du débat politique. Le climat de controverse est accentué avec l'annonce, à l'hiver 2009, d'un projet de loi contre le port du voile intégral. Ce projet a été largement débattu à la fois sur le fond et sur sa nécessité même. Beaucoup étaient dubitatifs sur la pertinence d'une intervention législative, qui plus est pour interdire de façon générale et absolue le port du voile intégrale. Beaucoup d'experts soulignaient tout particulièrement les risques de violation de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment des principes de liberté religieuse et de non-discrimination42. Le parlement français s'est saisi de la question en plusieurs temps.
Tout d'abord, une mission d'information parlementaire sur le voile intégral a remis le 26 janvier 2010 au président de l'Assemblée nationale un rapport sur les multiples auditions auxquelles elle a procédé. Ce rapport conclut que le voile intégral est un «refus de la République». Il formule 18 propositions ayant pour objectif d'élimer la burqa ou le niqab sur le territoire. Toutefois, sensible à certains arguments avancés par les personnes auditionnées, le rapport ne préconise pas le vote d'une loi portant interdiction générale et absolue mais, plutôt, l'adoption d'une résolution parlementaire «réaffirmant la prééminence des valeurs républicaines sur les pratiques communautaristes et condamnant le port du voile comme contraire à ces valeurs»43.
C'est précisément, ce à quoi, dans un deuxième temps, procède l'Assemblée Nationale. Celle-ci adopte le 11 mai 2010 une résolution sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte44. Après avoir rappelé les différents principes juridiques applicables en la matière, en droit interne, européen et international, l'Assemblée nationale:
Considère que les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l'égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d'un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République;
Affirme que l'exercice de la liberté d'expression, d'opinion ou de croyance ne saurait être revendiquée par quiconque afin de s'affranchir des règles communes au mépris des valeurs, des droits et des devoirs qui fondent la société;
Réaffirme solennellement son attachement au respect des principes de dignité, de liberté, d'égalité et de fraternité entre les êtres humains;
Souhaite que la lutte contre les discriminations et la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes soient une priorité des politiques publiques menées en matière d'égalité des chances, en particulier au sein de l'éducation nationale;
Estime nécessaire que tous les moyens utiles soient mis en œuvre pour assurer la protection effective des femmes qui subissent des violences ou des pressions, et notamment sont contraintes de porter un voile intégral.
Cette résolution n'ayant pas de caractère contraignant, le Président de la République et le gouvernement affichent leur volonté d'aller plus loin et d'obtenir le vote d'une loi. Celle-ci est finalement adoptée mais elle ne porte plus sur le seul voile intégral. Elle vise plus largement toute dissimulation du visage dans l'espace public. Ce déplacement est pour beaucoup dû à la crainte de voir la France condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme. Cette solution avait été suggérée par le professeur G. Carcassonne au moment de son audition par la mission parlementaire45, ainsi que par le Conseil d'État dans un avis émis en avril 201046.
La loi n° 2010-1192 adoptée le 11 octobre 2010 interdit ainsi la dissimulation du visage dans l'espace public. Selon l'article 1 de loi en effet, «Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage». L'article 2 précise que «l'espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public» et que l'interdiction «ne s'applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s'inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles». Selon l'article 3, la méconnaissance de l'interdiction «est punie d'une amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe» qui peut être accompagnée ou se voir substituée par une «obligation d'accomplir le stage de citoyenneté» prévue par l'article 131-16 du code pénal. L'article 4 crée également un délit de la dissimulation forcée du visage. Elle prévoit que «Le fait pour toute personne d'imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d'autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d'un an d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende. - Lorsque le fait est commis au préjudice d'un mineur, les peines sont portées à deux ans d'emprisonnement et à 60 000 € d'amende». A des fins «pédagogiques», il est précisé que les 3 premiers articles de la loi «entrent en vigueur à l'expiration d'un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi». Enfin, il est prévu que 18 mois après sa promulgation, le gouvernement devra effectuer une évaluation de l'application de loi et remettre son rapport au Parlement. Ce rapport devra notamment dresser la liste des mesures d'accompagnement élaborées par les pouvoirs publics ainsi que des difficultés rencontrées.
Le Conseil constitutionnel, saisi par le Président du Sénat et le Président de l'Assemblée Nationale, conclut à la constitutionnalité de la loi. Il estime que celle-ci a procédé à une conciliation entre les différents principes constitutionnels «qui n'est pas manifestement disproportionnée». Il émet seulement une réserve d'interprétation étonnante, tant elle semble aller de soi. «L'interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public ne saurait», nous dit le Conseil constitutionnel «sans porter une atteinte excessive à l'article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l'exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public».
Pendant la période «pédagogique», le premier ministre a adopté plusieurs circulaires et textes visant à préparer la mise en œuvre de la loi47. Les circulaires ont ainsi pu préciser que la dissimulation du visage dans un voiture ne peut être sanctionnée (un véhicule privé ne rentre pas la notion d'espace public) ou que les agents du service publics peuvent refuser l'accès aux locaux du service à toute personne dissimulant son visage. Toutefois, si la personne est déjà entrée, l'agent ne peut la forcer à se découvrir le visage, ni à sortir; il doit appeler les forces de police.
Au parlement, la question continue de faire l'objet d'une attention constante. Le 31 mai une nouvelle résolution sur l'attachement au respect des principes de laïcité, fondement du pacte républicain, et de la liberté religieuse a été adopté48. Celle-ci comprend 11 points dans lesquels l'Assemblée Nationale, entre autres, «affirme solennellement que dans une République laïque nul ne peut se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers; Condamne tous aménagements de ce principe qui, au nom d'accommodements prétendument raisonnables, consistent à transgresser les lois de la Républiqueen cédant à des revendications communautaristes»;«estime souhaitable que, dans les entreprises, puisse être imposée une certaine neutralité en matière religieuse et notamment, lorsque cela est nécessaire, un encadrement des pratiques et tenues susceptibles de nuire à un vivre ensemble harmonieux» ou, encore, «forme le vœu que la France fasse valoir dans le monde, notamment à travers les conventions et organisations internationales auxquelles elle participe, sa conception d'une laïcité équilibrée et de la défense de la liberté religieuse, afin que les peuples qui cherchent la liberté puissent s'en inspirer».
Pour le moment, il est difficile de mesurer l'effet de la loi puisqu'elle n'est entrée en vigueur que le 11 avril 2011. Ce même jour une femme a été verbalisée pour port du voile intégral dans un centre commercial de la banlieue parisienne; elle s'est vu infliger une amende de 150 euros. Mais le contentieux reste pour le moment quasi-inexistant.
En guise de conclusion, nous formulerons quatre types d'appréciation sur cette loi.
1°. Il existait déjà en droit français des dispositions qui permettaient d'encadrer ou d'interdire certaines pratiques de dissimulation du visage, justifiées par les exigences de contrôle de l'identité de la personne ou d'ordre public. La Cour européenne des droits de l'homme avait estimé justifiées les demandes visant à découvrir les visages à des fins de sécurité ou de contrôle d'identité (infra). Peu de temps avant la loi avait également été adopté un décret, dit «anti-cagoule», pour interdire la dissimulation du visage lors les manifestations sur la voie publique. La loi ne fait donc que porter au rang législatif des dispositions qui permettaient par voies jurisprudentielles et réglementaires d'aboutir à des résultats comparables.
2° Au mieux, selon moi, la loi s'attaque aux conséquences et non aux racines d'un problème social lié à l'accueil et à l'intégration dans la société française de communautés religieuses diverses, elles-mêmes confrontées à de nombreuses tensions favorisées par la conjonction des crises économiques, identitaires, politiques et sociales. Au pire, en passant d'une interdiction du port de certains signes religieux à celui de la dissimulation du visage dans l'espace public, le législateur a réussi un subtile tour de passe-passe qui lui évite à la France d'être accusé de discrimination à l'égard de certaines religions, mais qui lui permet d'étendre le contrôle des comportements individuels à l'ensemble de l'espace public.
3° Que pourrait dire la Cour européenne des droits de l'homme sur la nécessité et la proportionnalité de cette loi? D'un côté, concernant la France, on l'a précédemment évoqué, la Cour a toujours considéré justifiées des mesures contrariant certaines formes de port vestimentaire religieux au nom d'exigences d'ordre public ou de la laïcité. Mais d'un autre côté, la Cour a, le 26 février 2010, condamné la Turquie49 pour avoir dispersé une manifestation dans laquelle des croyants défilaient en vêtements traditionnels dont certains dissimulaient le visage. Pour la Cour, il «ne ressort pas du dossier que la façon dont les requérants ont manifesté leurs croyances par une tenue spécifique constituait ou risquait de constituer une menace pour l'ordre public ou une pression sur autrui». Par ailleurs, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a, par une recommandation du 23 juin 2010 sur l'islam, l'islamisme et l'islamophobie», invité les États européens à ne pas «adopter une interdiction générale du port du voile intégral ou d'autres tenues religieuses particulières»50. La Commissaire européen aux droits de l'homme a, lui aussi, vivement condamné ce type d'interdiction. Dans ces «Points de vue» exprimés en 201051, il admet d'un côté qu'imposer aux femmes le port du voile intégral est «une mesure foncièrement répressive et inacceptable». Mais d'un autre côté, il est convaincu que le port du voile intégrale ne se combat pas par des interdictions juridiques qui risquent d'exclure encore davantage les femmes de toute vie sociale et de radicaliser les positions. Il conclut que «politiquement, tout l'enjeu est de promouvoir la diversité et le respect des croyances d'autrui tout en protégeant la liberté d'expression. Si le port du voile intégral est considéré comme l'expression d'une opinion particulière, les droits en jeu sont similaires ou identiques bien que l'on envisage la question sous un autre angle». Sur le plan juridique, toute la question reste alors de savoir si la nécessité et de la proportionnalité de l'interdiction de la dissimulation intégrale du visage sera appréciée par la Cour européenne de la même façon que l'a fait le Conseil constitutionnel. C'est en effet peut-être aujourd'hui moins dans l'affirmation des principes que dans l'appréciation de la nécessité et de la proportionnalité des mesures que ceux-ci permettent de justifier, que le «nerf de la guerre» se situe entre les juges européens et les juges nationaux.
4° Enfin, la mise au débat public de certaines pratiques religieuses - dont la forme radicale reste très marginale - a pour effet de politiser des actes qui, traditionnellement, restaient liés à des croyances et à des actes individuels ou à des phénomènes sociaux circonscrits. Manifester son appartenance religieuse dans certains espaces est devenu un acte, non plus seulement cultuel, ni même culturel, mais politique. Cette politisation révèle sans nul doute les difficultés et les résistances de la classe politique à faire face aux transformations et recompositions dont la société française est le théâtre depuis les années 1980, et qui interrogent profondément la façon de penser en France l'articulation entre universalisme et multiculturalisme.
Pied de page
1Conseil d'État, 27 juillet 2005, Commune de Saint-Anne, req. n° 259806.Bibliographie
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